1782 à 1785 - Compagnon charpentier

Préambule

 

  Les mémoires de Valentin Haas concernant la période allant de 1776 à 1797 (pages 7 à 86 du manuscrit) ont été publiés en 1926 dans la Revue d’Alsace sous le titre :     

 

Mémoires de Jean Valentin Haas

né à Strasbourg le 6 avril 1766

décédé à Strasbourg le 5 novembre 1833

Maître-Charpentier, Capitaine d’Artillerie

Directeur des Forges du Bas-Rhin

publiés par son arrière-petit-fils

Théodore Haas

Artiste-peintre

 

Quand, en 2004, j'ai transcrit les mémoires et le journal de Valentin Haas, pour les mettre en ligne sur mon site généalogique  http://ylnath.free.fr/,  j'avais laissé cette partie du document de côté, puisqu'elle avait déjà été publiée. En 2010, afin de donner une continuité aux textes mis en ligne sur ce blog, je complète la transcription.

 

Cette partie des mémoires, à la différence du reste du document, n'a pas été transcrite à partir du manuscrit de Haas, en tentant de respecter la mise en forme et l’orthographe d’origine, mais à partir du texte imprimé par la Revue d'Alsace. Les différences sont essentiellement formelles : l'éditeur de 1926 a remplacé les formes archaïques de l'imparfait, supprimé les majuscules aux noms communs, et à l'occasion modernisé l'orthographe ; surtout, il a ponctué le texte, qui l'était peu.

 

Cependant, certaines parties n’avaient pas été publiées dans la Revue d’Alsace et ont donc été transcrites à partir du manuscrit. Pour les distinguer, elles sont en gris et en italique. Les rajouts de l'éditeur de 1926 (essentiellement les sous-titres), eux, sont en caractères gras. 

 

Hélène Fillet

 

   

Mon voyage de compagnon

 

Mon père entièrement occupé de son Etat & ne sachant d'ailleurs que sa langue paternelle l'allemand, l'arithmétique & autant de dessin qu'il lui en fallait pour son métier, voulant cependant  donner à ses enfants une éducation telle que ses moyens lui permettaient et que les circonstances de localités exigeaient, nous donna des maîtres pour l’écriture allemande, pour le français, pour l’arithmétique et lorsque nous fûmes à l’âge de 9 à 10 ans, mon frère Léonard et moi, il nous donna aussi un maître pour le latin M. Marx, Candidat en Théologie qui nous prépara pour les classes du gymnase protestant, où nous entrâmes quinze jours avant la Saint-Michel 1776, moi âgé de 10 ans et demi et mon frère de 9 ans et demi. A la promotion de Pâques 1777 nous fûmes promus tous deux en sixième, à la Saint-Michel même année en cinquième, à Pâques 1778 en quatrième, à Pâques 1779 en troisième et en 1780 à la même époque en seconde, mais comme mon frère quoique plus jeune que moi me surpassait toujours ayant plus d’aptitude pour les études principalement les langues qui faisaient la principale branche des études gymnastiques, cela me donna le dégoût pour les classes et je priai mon père de permettre que je les quittasse pour apprendre son métier, et mon père s’imaginant que j’en savais assez et que j’étais assez robuste pour prendre la hache et le rabot m’octroya ma demande. Je pris congé de mes maîtres au moment où j’entrais en seconde et pris le métier de mon père, qui continua à me tenir un maître d’arithmétique et m’enseigna lui-même les premiers éléments de l’art de lever et de dresser des plans. En 1781, on célébrait à Strasbourg le jubilé de la reddition de la Ville à la France. Je n'en dis rien ici puisque cette  Solennité se trouve assez décrite. L’hiver de 1781 à 1782 il m’envoya chez Monsieur Prior alors maître de dessin pour l’architecture civile où j’appris un peu de lavis ; pendant l’été de 1781, j’étais déjà allé tous les dimanches chez un maître menuisier où j’appris à dessiner les colonnes et pilastres ainsi que les principes de la perspective pratique. En 1782 mon père eut la bonté un peu trop prématurée de me faire recevoir compagnon et comme il me tenait un peu sévèrement, tant pour le travail que pour tout autre chose, je méditais dès lors le projet de secouer le joug – suivant mes idées d’alors – de la surveillance paternelle et de courir le monde comme compagnon charpentier quoiqu’à peine âgé de 16 ans. Mon père avait beau me représenter ma jeunesse, mon peu de force et les dangers qui m’attendaient dans le monde, jeune et sans expérience comme j’étais, rien ne pouvait me détourner de mon projet, et mon père qui craignait sans doute que je ne prisse une résolution violente pour me soustraire à sa domination, ne voulant pas me retenir par force, m’accorda enfin mon passeport de métier à l’occasion du départ de mon cousin Frédéric-Jacques Haas, compagnon menuisier, et nous partîmes ensemble le 27 juin 1782, suivis des pleurs et des exhortations de nos parents, principalement de ma mère, mais rien ne pouvait ébranler ma résolution une fois prise, et nous nous dirigeâmes sur Bâle en Suisse. Comme nous étions sortis un peu tard de la ville, nous n’allâmes ce jour que jusqu’à Benfeld, le lendemain 28 jusqu’à Colmar, le 29 à Mulhouse, où nous restâmes le 30 pour nous reposer et le 31 nous arrivâmes à Bâle où, ayant de l’argent en poche, nous ne nous pressâmes pas de nous mettre à l’ouvrage qu’après avoir bien parcouru la ville et les environs, qui nous offraient tant d’objets nouveaux pour nous qui n’avions jamais vue que notre ville natale et quelques villages des environs, surtout moi, car mon cousin avait été dans sa jeunesse à Ramberville pour apprendre le français, il était d’ailleurs plus âgé et avait un peu plus d’expérience que moi ; enfin nous entrâmes tous deux en condition, moi chez M. Eglé fils, où je travaillai jusqu’à l’automne, alors étant un des plus faibles et des moins adroits de ses ouvriers, je fus aussi un des premiers qui eut son congé. Ceci me contraria un peu parce que je ne voulais pas encore quitter Bâle, n’étant pas d’humeur à courir tout au long de l’hiver, je cherchai donc un autre maître et fus assez heureux d’en trouver un, M. André, où j’eus de l’ouvrage pendant tout l’hiver lorsque la rigueur de la saison permettait de travailler. Les journées trop rudes je restais de mon propre mouvement à mon quartier où je m’exerçais un peu au dessin, occupation que j’aimais toujours au point que même les fêtes et dimanches d’été je ne manquais que rarement de passer toute la journée chez un maître menuisier qui tenait une école de dessin pour les compagnon de son métier.

Au printemps de 1783 je travaillais chez M. Haas, fondeur de caractères, où nous avions une gloriette à faire. Là je vis la fonderie et les autres préparations des caractères d’impression, ainsi que la grande et belle imprimerie de M. Thurneissen. Mais quoique Bâle me plaisait assez bien, je trouvais que je n’y pouvais pas faire de progrès pour mon métier. J’éprouvais d’ailleurs une grande envie de voir d’autres pays et me décidai à quitter Bâle. L’occasion se présenta bientôt. Paul Glimpf de Nüremberg, qui avait travaillé chez mon père, me disait un jour qu’il avait envie d’aller à Zurich et me demanda si je ne voulais pas l’accompagner. Mon parti fut bientôt pris et nous partîmes ensemble le 11 février 1783.

            Nous passâmes par Grauzach, Willau, Warmbach, Rheinfelden, Moelin, Mumpf, Stein, Rick, Urn, Bietzen, Ettingen, Bruck, Couvent de Koenisfeld, Bade, Dittlingen, etc. etc. Nous arrivâmes le 14 à Zurich. Nous cherchâmes à travailler dans cette ville, mais nous n’y trouvâmes point d’ouvrage et repartîmes le lendemain. Le 16 nous arrivâmes à Winterthur, où nous trouvâmes de l’ouvrage chez M. Sulzer, qui avait entrepris la construction d’un nouvel hôtel de ville. Il nous employa à la démolition du vieux, ouvrage pénible et dangereux qui ne nous convenait pas ; d’ailleurs mon camarade eut un petit démêlé avec un autre. Nous prîmes donc le parti d’aller plus loin, ce que nous exécutâmes le 4 mars et arrivâmes le 6 à Schaffhouse où, ayant trouvé de l’ouvrage chez M. J. G. Spengler, nous restâmes encore 15 jours. Notre maître avait le fameux pont du Rhin à réfectionner ; il nous employait donc à cet ouvrage et il fallait travailler continuellement sur des radeaux sous le pont à enfoncer des grands pieux pour servir d’échafaud aux constructions qu’on se proposait de faire. J’en fus bientôt dégoûté, et après avoir parcouru un peu des environs de cette ville, où j’ai vu la belle cataracte du Rhin, je laissais là mon camarade qui ne voulait pas m’accompagner plus loin et quittais Schaffhouse tout seul mardi 18 mars.

            Je m’étais proposé de me diriger sur Mannheim pour où j’avais une lettre de recommandation. Je demandais en conséquence le chemin de Duttlingen. On m’enseigna un chemin de traverse qui devait être beaucoup plus court ; mais comme il passait sur des hauteurs à travers des forêts, où il y avait encore beaucoup de neige et que d’ailleurs il n’était pas fréquenté, je fus bientôt égaré et étais encore assez heureux de trouver à la nuit tombante un mauvais village, Dollingen, si je ne me trompe, où je passai la nuit tant bien que mal sur la paille, et pris le lendemain un guide pour me reconduire sur la grande route dont je m’étais écarté de quelques lieues. Ce contretemps me rendit plus circonspect et je préférais faire un petit détour que de quitter le grand chemin. J’arrivai donc le 19 par Engen à Duttlingen et le lendemain à Balingen, si je ne me trompe, où je rencontrai deux compagnons relieurs qui faisaient route sur Stuttgard comme moi. J’en étais bien aise, j’allai donc ainsi dans leur compagnie par Tübingen, Degerloch, etc. jusqu’à Stuttgard, où nous arrivâmes le 23. Ici mes compagnons de voyage me quittèrent et le lendemain, après avoir un peu parcouru la ville pour voir le château et les principaux bâtiments, je m’en allais encore tout seul par Vaihingen-sur-l’Ens, Bruchsal, etc. à Mannheim où j’arrivais le 26. Le lendemain j’allais présenter ma lettre de recommandation et trouvai de l’ouvrage. Après avoir parcouru un peu la ville, je rentrai dans mon auberge et y trouvai J.-Henri Gotthard Reinaert de Hambourg que je connaissais et un autre compagnon nommé Jacquemin, qui venait d’arriver. Après les premières félicitations sur l’heureuse rencontre, Reinaert me demandait si j’avais envie de rester à Mannheim ? Je lui répondis que oui et que j’étais même engagé. Alors il me communiqua ses projets de se rendre chez lui à Hambourg en passant par Franckfort, où il comptait s’arrêter une quinzaine et proposait de l’accompagner. Je n’hésitai pas longtemps, n’ayant à Mannheim  personne de connaissance et ayant d’ailleurs conçu une haute idée des villes maritimes. Nous fûmes donc bientôt d’accord et sans prendre congé de mon maître nous nous rendîmes sur le Rhin où Reinaert trouva un batelier de Strasbourg qu’il connaissait et avec lequel nous fîmes marché pour aller avec lui à Mayence, et le 31, à pied, par Hoechst à  Francfort, où nous trouvâmes de l’ouvrage chez M. Mack. Nous y restâmes à peu près un mois, c’est-à-dire jusqu’au 28 avril, où nous nous mîmes en route pour Hambourg. Pour voyager plus commodément, nous fîmes marché avec un roulier de Hildesheim tant pour le transport de nos hardes et outils que pour notre subsistance en route. Par ce moyen peu coûteux nous voyageâmes un peu lentement à la vérité, mais fort agréablement et fûmes toujours très bien nourris et logés en route. Nous passâmes par Friedberg, Badspach, Giessen, Marburg, Schoenstadt, Hesse-Cassel, Münden en Hanovre, Asfeld, Goettinge, Nordheim, Alfeld, Einbeck, Elsingen, Hildesheim, Hanovre, Langenhagen, par la grande Lande et Harbourg, où nous traversâmes  l’Elbe et arrivâmes à Hambourg le 11 mai, où je travaillai chez le père du dit Reinaert, maître charpentier hors de la ville sur la digue (Stadt-Teich) qui m’envoya à Einsbüttel à deux lieues de l’autre côté de la ville, où il avait entrepris la réparation d’une grande maison de campagne. J’y restai jusqu’au 3 juin, mais mal nourri et encore plus mal logé dans une grande grange sur de la paille. Cette manière d’être ne me convenait guère. Je pris donc parti d’aller à Copenhague en Danemark. Je quittai Hambourg le dit 3 juin et après avoir passé par Wandsbeck, Arnsbourg, Delingsdorf, Bartehaite, Elmenost, Sahfeld, Borstel, Seeid, Thorsfeld, Haidemühl, Neumünster, etc. j’arrivai le 5 à Kiel. Je fis marché avec M. Erasmus Marcker, capitaine de pacquebot royal danois pour le trajet ; mais le vent étant contraire, il fallait attendre pendant 3 jours. Enfin, le 8 le vent devenant favorable, on nous appela à bord et nous mîmes à la voile à 4 heures du soir par un très beau temps et un bon vent. Je ne peux rien dire du trajet, le mal de mer m’ayant pris à quelques lieues de la côte ; je me mis sous le pont sur un ballot de laine où je restai sans pouvoir ni boire ni manger et saisi d’un vertige qui ne me permettait pas d’aller sur le mont, jusqu’à l’arrivée à  Copenhague, où nous abordâmes le 10 à deux heures du matin. Après avoir mis pied à terre, je m’en allai à l’auberge des charpentiers et trouvai de suite de l’ouvrage chez M. Kirchrupp, architecte, qui m’envoya  à la manufacture royale des cotons hors de la ville sur la belle route de communication entre la porte du Nord et celle de l’Ouest, nommée Bleichdamm. Je louai, avant de me rendre à mon ouvrage, une chambre dans la rue de l’Aigle (Adelgaten) chez un ancien compagnon charpentier hanovrien, logement que je quittais par la suite pour entrer chez M. Helmstatter, tapissier de Strasbourg, établi à Copenhague, dans la même rue.

            Je n’entrais en ville que le samedi au soir pour y passer le dimanche et retournais à mon ouvrage le lundi matin ; le reste du temps je logeais, ainsi que tous mes camarades, à la manufacture en couchant sur les établis tant que la saison le permettait et dans des mauvais lits que nous louâmes à l’entrée de l’automne et pendant l’hiver.

            Le séjour à Copenhague ainsi que l’ouvrage auquel on m’occupait, me convenait très bien. Nous fîmes d’abord quelques nouveaux bâtiments où je travaillais avec tous les autres. Ensuite le gageur, qui était Silésien, m’ayant trouvé quelques capacités pour des ouvrages plus précieux, me confia la construction d’une mécanique destinée à faire mouvoir les machines à carder le coton, les cylindres de bronze pour le calandage des velours, les pompes pour fournir l’eau dans la teinturerie et le réservoir qui la distribuait sur les batteries mues par la même mécanique, le tous mis en mouvement par deux chevaux, l’eau courante manquant totalement dans cette partie de l’île. Cette mécanique achevée, je marchandais avec trois de mes camarades, du nombre desquels était le gageur lui-même, les escaliers à faire dans un nouveau corps de logis qu’on avait construit dans le courant de l’été sur le bord du lac d’eau douce, nommé Parling-See, après quoi j’entrepris avec les mêmes de faire les oeils de bœuf à placer sur le même corps de logis et quelques autres. En hiver le froid est très considérable dans ce climat, au point que j’ai vu le Sund, détroit qui sépare la Suède du Danemark, entièrement gelé, phénomène qui n’arrive cependant pas tous les ans, de manière que les paysans suédois venaient avec des chariots et traîneaux chargés de bois d’affouage pour le vendre à Copenhague et qu’on fut obligé de tirer un cordon sur la glace pour empêcher la désertion des soldats danois qui, ordinairement, attendaient cette circonstance favorable pour s’évader d’un pays et d’un service où ils ont été entraînés soit par la force soit par le mauvais état de leurs finances et où rien ne les retient que l’impossibilité de le quitter.

            Une description détaillée de la ville, du port et des environs de la capitale du Danemark n’appartient pas à mon but, je ne parlerai ni du château, ni de la bourse, ni du chantier de la marine très vaste et muni d’un beau bassin, ni des vaisseaux et frégattes, ni des bâtiments et places publiques. Toutes ces choses se trouvant décrites avec plus ou moins de détails dans différents livres qu’on peut consulter à ce sujet, il en est de même des mœurs et habitudes des habitants du pays. Du reste le peu de liaison que j’avais avec les habitants étant continuellement, les fêtes et les dimanches exceptés, à la manufacture, entouré de mes camarades qui, comme moi, étaient tous étrangers et uniquement livrés à notre métier, joint au peu d’expérience et de capacité pour cette partie, doivent m’excuser suffisamment de l’avoir négligée. Un autre obstacle aux liaisons avec les habitants était leur langue, dont à la vérité, j’appris assez pendant mon  séjour, pour m’expliquer sans interprète, mais qui cependant ne me devint jamais assez familière pour m’entretenir à mon aise avec eux.

            La manufacture de cotonnade et de soierie connue à Copenhague sous le nom de Manchester-Fabrik (fabrique de velours de coton) était une manufacture très considérable au compte du gouvernement. On y fabriquait outre les différents velours des bas au métier, des indiennes, des mouchoirs et des étoffes tant de soie que de coton. Elle était très étendue, sa face étant de plus de 600 toises de long et sa profondeur de 50 à 200 toises ; sur toute cette surface des bâtiments isolés étaient dispersés, appropriés aux différents usages.

            Les constructions qu’on y faisait alors étaient dirigées par M. le conseiller de conférence Claus ; le chef de la fabrique était M. Nordberg, suédois, qui avait resté longtemps en Angleterre, d’où il a rapporté les dessins et modèles des machines à carder et à filer le coton et autres dont il fit l’application à cette manufacture.

            Je fis pendant l’été plusieurs excursions dans l’intérieur de l’île, entre autres à un château de plaisance du roi, où il passait ordinairement une partie de l’été. Il y avait une espèce de foire lorsque nous y fûmes, mais je ne me rappelle pas d’y avoir vu quelque chose de très intéressant.

            Pendant l’hiver je vis aussi dans la ville la cérémonie d’une députation de paysans de Hamack qui invitait le roi et la maison royale à un divertissement qui consiste à casser à coup de massue un tonneau suspendu à une corde tendue dans lequel est renfermé un chat. Les paysans sont à cheval et donnent en passant au trot sous le tonneau des coups de massue jusqu’à ce que le tonneau soit cassé et le chat délivré. Celui qui a le bonheur de faire cette délivrance, est nommé roi des chats et fêté par ses confrères et conduit en cérémonie devant le palais du roi. La famille royale n’assiste jamais à ce spectacle peu intéressant en lui-même mais assez singulier pour piquer ma curiosité. Je m’y portais donc avec la foule et en revins le soir plus satisfait de ma promenade qu’édifié par le spectacle en question.

            Je vis aussi plusieurs fois le malheureux roi Christian VII, se promenant en traîneau, passer devant la manufacture, ainsi que le prince royal et autres princes du sang.

            Malgré ma situation et mes occupations vraiment agréables autant que je pus le désirer, je me lassai d’être à Copenhague et résolus de m’embarquer pour Lübeck.

            J’exécutai mon projet le 29 avril 1784, jour où nous mîmes à la voile après avoir attendu plus de huit jours un vent favorable ; encore ne le fut-il pas trop. Le navire sur lequel je me trouvais était la galéotte « Kirstina », conduite par M. Munk et chargée de marchandises pour Lübeck. Aussitôt que nous fûmes à bord on leva l’ancre, mais le vent contraire nous força de louvoyer pour sortir du Sund ; vers le soir en courant une bordée un peu trop longue nous touchâmes à la côte de Suède sur un rocher, mais sans nous endommager. La nuit fut orageuse et pluvieuse avec un froid très sensible. Vers le matin l’air s’obscurcit d’un brouillard si épais qu’on ne voyait pas d’un mat à l’autre. Dans cette obscurité nous entendîmes d’abord confusément le bruit des vagues se brisant contre quelque chose. Ce bruit augmentant à mesure que nous avançâmes nous alarma. J’allais au nom de mes compagnons de voyage parler au pilote pour lui communiquer nos inquiétudes, mais il n’était pas à son poste. Il avait fait pendant une partie de la nuit avec un marchand qui était à bord et le patron du navire une débauche en punch et était allé se coucher pour se remettre, en confiant la conduite du navire à un mousse auquel il avait donné ordre de tenir toujours un certain point désigné de la boussole. Le bruit des vagues devenant toujours plus alarmant, j’employai toute mon éloquence pour persuader ce garçon d’appeler le pilote sans qu’il me fût possible de l’y décider. Il me répliqua toujours que le pilote lui avait ordonné de tenir sur ce point et qu’il n’osait pas l’éveiller puisqu’il le battrait sans faute. Pendant que je me débattais ainsi avec ce mousse, nous touchâmes si rudement que tout le navire fut ébranlé. A cette terrible secousse et pilote et patron sautèrent en bas de leurs lits et vinrent sur le pont. Sur le champ, le patron saisit la barre du gouvernail pour faire virer le navire ; mais dans le même moment nous touchâmes sur un second rocher et voilà le gouvernail hors de sa gonde. Le patron et l’équipage consternés se lamentaient en disant qu’il n’y avait plus de ressource que de laisser aller le navire au gré du vent, et nous autres passagers recommandâmes déjà nos âmes à Dieu tout en jurant contre l’ivrognerie de nos conducteurs. Enfin, de roche en roche le bâtiment avançait toujours à pleines voiles jusqu’à ce que nous vîmes devant nous le grand rocher calcaire de l’île Moen connu sous le nom de Kreidberg (montagne de craie) qui s’élève perpendiculairement sur la côte de cette île et dont le pied, environné d’écueils, est baigné par les flots. C’est ce qui avait causé le mugissement que nous entendîmes depuis plusieurs heures et qui devait naturellement devenir plus fort à mesure que notre bâtiment approchait de la côte. Enfin nous fûmes si près de ce rocher effrayant que les voiles commençaient à battre, le vent étant renvoyé du rocher beaucoup plus élevé que les matures, et que le navire restait immobile. Nous voilà donc échoués. Peu à peu la frayeur se dissipait et lorsqu’il fit entièrement jour, on mit la chaloupe dehors pour porter une ancre au large et tâcher de faire rétrograder le navire à force des bras moyennant le cable sur le tour. Mais nos efforts étaient infructueux ; il fallait décharger le bâtiment pour le remettre à flot. Nous employâmes à cet ouvrage notre chaloupe et bientôt, assistés de quelques pêcheurs qui étaient venus à notre secours avec leurs barques, nos équipages et une grande partie de marchandises furent transportés à terre.

            Pendant la journée nous vîmes au large un bâtiment à l’ancre, et prévoyant que le nôtre ne pouvait peut-être pas continuer sa route, nous priâmes le patron de permettre qu’une députation se rendît à bord pour savoir de quel côté il dirigeait sa route et s’il pouvait nous prendre avec. Je fus du nombre des députés. Nous nous mîmes dans la chaloupe et nous nous fîmes conduire à bord. C’était un navire suédois, chargé de grain qui faisait voile pour Lübeck. Mais malgré nos instances et nos promesses le capitaine ne voulut jamais nous accorder notre demande de faire le voyage avec lui. Il fallait donc retourner à terre et nous nous rendîmes avec nos malles à une cense à peu de distance de la côte Soemarkergaaven, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, nous vîmes notre navire au large et espérant qu’il nous enverrait chercher nous restâmes à la cense malgré l’impossibilité d’y trouver de la subsistance pour 15 hommes bien affamés. Mais notre espoir fut trompé, le navire avait une voie d’eau si forte qu’il était impossible de continuer sa route et il retourna à Copenhague pour être retouché, en laissant les marchandises débarquées à terre sous la garde des pêcheurs. Ce contretemps nous força d’aller le 3 mai à Steeg, petit port à l’autre extrémité de l’île, dans l’espoir d’y trouver des vivres et une occasion pour gagner le continent. Nous nous y rendîmes en transportant et en faisant transporter comme nous pouvions nos malles et portemanteaux. Arrivés à la nuit tombante, nous cherchâmes un gîte pour nous délasser, mais nous ne trouvâmes qu’une méchante petite auberge, où nous fûmes assez mal logés, mais encore bien plus mal nourris. On nous donna à la vérité du pain quoique très noir que nous trouvâmes très bon, des gros pois noirs et de la viande de vache extrêmement maigre et coriace, mais affamés comme nous étions, nous dévorâmes tout avec appétit en buvant de la triste bière et de la mauvaise eau-de-vie. Le lendemain on nous servit encore de la viande de la même vache ; mais d’un côté la faim était un peu apaisée et d’un autre côté ayant appris que la vache dont on nous régalait pour notre bon argent était morte de mort naturelle (sans doute puisqu’elle ne pouvait pas se défaire de la mauvaise habitude de manger, du moins l’extrême maigreur de ses muscles dont on repaissait notre estomac le faisait présumer) nous mangeâmes nos gros pois sans toucher à la viande. Quant à l’espoir de trouver dans ce port, le seul de l’île, un navire qui puisse nous transporter au continent, il fut également trompé et nous nous vîmes obligés de faire marché avec le sieur Fries, propriétaire d’une barque qui allait à l’île Laaland, dans l’espoir de trouver dans cette île habitée par des pêcheurs une autre barque qui nous rendit dans quelque port du Holstein ou de Jütland. A cet effet, nous nous rendîmes à bord le 6 et arrivâmes le 7 au soir à l’île Faroé, très petite île, où nous jetâmes l’ancre et nous rendîmes à  terre, dans la seule vue d’y passer la nuit dans un chambre chaude et sur de la paille. Mais quelle fut notre étonnement lorsque dans l’une des deux seules maisons bâties dans cette île qui n’a pas une lieue de circonférence, nous trouvâmes non seulement une chambre très bien chauffée mais aussi de la bière qui valait bien celle de Brême si renommée, des saucissons, des andouilles, du jambon et du très bon pain. Mais ce qui nous fit encore plus de plaisir que tous ces mets, c’était les manières nobles et prévenantes de ce bon paysan et de toute sa famille, qui nous servirent tout ce qu’ils avaient avec la plus grande cordialité. Nous mangeâmes tous ensemble à la même table avec autant de gaîté que si nous étions chacun avec lui.

            Après avoir longtemps prolongé le plaisir d’être en si bonne compagnie, le besoin du repos était du sommeil se fit sentir. A peine en avions-nous instruit nos hôtes en les priant de nous donner à chacun une poignée de paille pour l’interposer entre le plancher et  nos membres, qu’ils nous disaient que tout était préparé. Quelle fut notre surprise lorsque ses bonnes gens nous assignaient au lieu de la paille demandée, leurs lits, en s’excusant de ce qu’ils ne pouvaient pas nous offrir à chacun un lit séparé et en nous priant de nous accommoder deux à deux. Nous refusâmes d’abord d’accepter ces excès d’honnêteté en leur représentant que nous passerons bien la nuit sur la paille puisque nous y étions déjà accoutumés, que nous la trouverions même encore bien douce après avoir passé depuis notre départ de Copenhague toutes les nuits soit à bord, soir à terre sur le plancher tout nu et que d’ailleurs nous ne voulions pas consentir qu’ils se privassent eux-mêmes des douceurs du repos pour nous les procurer. Tout fut inutile ; il nous assuraient qu’ils dormiraient très bien et qu’il voulaient absolument que nous fussions le mieux que possible chez eux. Enfin, voyant que notre refus les affligeait nous acceptâmes et jamais je n’ai passé une nuit plus délicieuse. Le lit était de la dernière propreté et les couchages si doux que je ne me souviens pas d’avoir jamais mieux reposé si avant ni depuis.

            Le 8 à notre réveil nous trouvâmes un bon déjeuner dont nous nous régalâmes et lorsque nous voulûmes payer, nos bons hôtes ne voulurent jamais accepter de l’argent, ils nous encourageaient même à prendre encore quelques andouilles, saucisses, du pain autre petites provisions pour notre toute que nous eussions volontiers payé, mais il fallut les accepter gratis pour leur faire plaisir. Nous prîmes congé les larmes de reconnaissance aux yeux de ces hommes généreux et sensibles quoiqu’isolés du reste de l’univers qui eux-mêmes versaient des larmes au moment de notre séparation, et qu’elles sont douces les larmes de reconnaissance ; de ma vie je n’oublierai pas l’hospitalité que ces âmes simples nous ont prodiguée sans aucune vue d’intérêt et uniquement puisqu’elles nous voyaient dans le besoin et accablés de revers. Tout ce qui me fait de la peine, c’est de ne pouvoir transmettre à mes enfants les noms de ces êtres rares pour ne pas dire unique en Europe surtout où tout semble conspirer contre la bourses du pauvre voyageur, comme j’en ai fait l’expérience dans tous mes voyages. Mais Dieu connaît ces hommes honnêtes et désintéressés et quoique nous n’étions peut-être pas dignes de recevoir cette hospitalité, il leur en tiendra compte en faveur de la bonne intention.

            C’est à regret que je quitte encore dans ce moment cette heureuse île, mais il ne m’est plus permis de m’y arrêter, je me rends donc à bord avec mes camarades pour voguer du côté de Laaland mais le vent est très faible et arrivés sur le soir dans le Détroit vert (grünen Sund) nous éprouvons un calme complet, la surface de l’onde ressemble plutôt à une glace polie qu’à la mer et nous sommes obligés de jeter l’ancre. La même cause ayant dans le même moment obligé le packetboot royal de Copenhague à Kiel, «Carolina Cornelia », le même avec lequel j’avais fait l’année auparavant le trajet de Kiel à Copenhague, de jeter l’ancre dans ces parages, je priais le Sr Fries de me conduire à bord de ce paquetboot où je parlais au capitaine qui consentit à nous recevoir tous pour nous rendre à Kiel. Nous prîmes congé de notre bon patron Fries et nous remîmes à bord de la « Carolina Cornelia » avec laquelle nous arrivâmes le 11 à Kiel d’où je me rendis par terre à Lübeck en passant par Preez et Ploen et arrivais le 13 à Lübeck, accompagné de Georges Guillaume Dahling, Paul Frédéric Stuhr et Jean Schmitt.

            A Lübeck j’ai travaillé chez M. Henkelmann, où je logeai aussi, et quoique la ville soit assez intéressante, ni le séjour ni l’espèce d’ouvrage que mon maître m’assista ne me convenait ; ce dernier consistant à équarrir du vieux bois de chêne à une cense hors de la ville. Aussi je n’y restai pas longtemps et me rendis le 29 juin avec George Guillaume Dahling à Hambourg. Nous partîmes de Lübeck de grand matin et quoique que nous eûmes une journée pluvieuse, nous arrivâmes le soir à Hambourg, extrêmement fatigués à la vérité, la distance étant de 16 bonnes lieux. Nous employâmes le lendemain à nous reposer et le surlendemain nous trouvâmes de l’ouvrage au chantier de la ville (Bahnhof). M. Kopp était inspecteur des bâtiments et maître-charpentier de la ville.

            Je n’entreprendrai pas de faire ici une description de cette ville célèbre, cette tâche surpasserait mes forces et serait hors de mon plan. Combien de foi je m’extasiais dans mes promenades tout en voyant la majestueuse Elbe couverte de navires et bateaux et ses bords d’un peuple innombrable occupé à charger et décharger, à acheter, à vendre, tout en traversant les rues et carrefours ressemblant à une fourmilière, tantôt en jetant mes yeux sur l’immense quantité de navires dans le port et dans les principaux canaux y aboutissant et les mâts ressemblaient à une immense forêt, tantôt en me promenant dans la belle allée d’arbres qui bordent la rivière Alster formant un grand lac couvert de gondoles parmi lesquels nagent tranquillement ces oiseaux majestueux, les cygnes, entourés de leurs petits. Enfin de quelque côté qu’on se tourne on ne voit qu’activité et allégresse. Sort-on de la ville pour aller à Altona, à Wandsbeck ou ailleurs, partout on rencontre la gaieté et le  plaisir à côté de l’occupation ou du travail. Là, sur le chemin de Hambourg à Altona, sont ces maisons de joie, où des sons harmonieux et des femmes impudiques invitent sans cesse les passants au plaisir et au vice. Mais malheur au jeune homme sans expérience qui cède à ces invitations traîtresses, séduit par l’appât des jouissances ; il se jette dans une embuscade, d’où très rarement il a le bonheur de sortir. Des Seelenverkäufer (vendeurs d’âmes), de connivence avec ces sirènes, épient le moment où, endormi dans la plus grande sécurité, soit pour laisser évaporer les liqueurs spiritueuses, soit pour réparer les forces épuisées par les jouissances, le malheureux jeune homme n’est pas en état de leur résister, ils l’entraînent dans leurs repaires et en font l’objet de leur commerce honteux.

            Partout il faut être sur ses gardes, des embaucheurs de toutes espèces rôdent sous toutes sortes de masques continuellement jusque dans les rues et cherchent par tous les moyens possibles à faire capture. C’est surtout dans les premiers moments du séjour qu’il faut être de la plus grande circonspection ; lorsqu’on a acquis une fois une petite connaissance des ruses employées par ces êtres méprisables, il n’est pas difficile de s’en préserver.

            Les différents corps de métier jouissant de grandes prérogatives dans cette ville, la principale de la ligue hanséatique, les compagnons une fois installés chez un maître et reçus dans la confrérie, à moins de trop grande imprudence, y sont à l’abri de toute insulte. Le système de corporation à peu près uniforme pour toute l’Allemagne, le Danemark et la Prusse, une partie de la Russie et la Suisse, pour et contre lequel on a tant parlé et écrit de nos jours, est très ancien ; il est très vieux, sans doute, mais le principe m’en paraît bon, sublime même. Quoi de plus beau, en effet, que de trouver dans tout pays à toute saison, en arrivant dans une ville, même dans le moindre bourg, une auberge, où, sans s’informer d’abord si l’arrivant a de quoi payer sa dépense, il trouve un gîte et de la nourriture, et s’il est malheureux, de l’assistance. S’il a des connaissances, il est pour ainsi dire sûr de les rencontrer là, ces auberges étant pour l’ordinaire le rendez-vous de tous les compagnons du même métier ; s’il n’en a point, il y en fera bientôt ; s’il cherche de l’ouvrage de son état, l’aubergiste, qui porte le nom de père, lui indique les maîtres, où il doit s’adresser. S’il ne trouve pas d’occupation et qu’il a besoin de secours pour continuer sa route, les maîtres et les compagnons les lui fournissent. Ces secours pécuniaires sont à la vérité très modiques, vue la grande quantité d’ouvriers ambulants entre lesquels on est obligé de les partager ; mais c’est toujours autant.

            Tous les mois il y a une assemblée générale, où chacun est obligé de se trouver en personne à moins d’empêchement très légitime. C’est une espèce de tribunal, où tous les différends qui se sont élevés entre compagnons de même métier, sont réglés, moyennant une petite amende pécuniaire infligée à celui que les anciens ou tout le corps trouve avoir tort.

            On inscrit dans le registre de la corporation, les étrangers arrivés dans le courant du mois écoulé, après avoir prouvé par leur passeport de métier et par les réponses aux questions qui leur sont faites par le président, qu’ils sont de la confrérie, on les reçoit d’une manière plus ou moins solennelle, mais toujours avec certaines cérémonies. Chaque étranger ainsi reçu paye une petite rétribution. Enfin chaque compagnon déjà en fonction est également obligé de donner quelque peu de chose en argent. Toutes ces petites recettes réunies ne laissent pas que de former un fond quelquefois assez considérable. Il est principalement destiné à payer la dépense et le traitement des malades, à soulager les veuves ou les infirmes, à assister les pauvres et à fournir aux frais d’un banquet fraternel qu’on donne pour l’ordinaire une fois dans l’année. Tel est en abrégé le but et l’organisation de ces organisations, but sans doute très louable, mais qui malheureusement n’est que trop obscurci et défiguré par les innombrables abus et usages tantôt singuliers et ridicules tantôt absurdes et même barbares. C’est surtout dans le Nord de l’Allemagne, principalement à Hanovre et dans les villes hanséatiques, que ces abus étaient à leur comble de mon temps. J’écrirais un livre si je voulais faire la description de toutes les scènes tantôt ridicules et absurdes, tantôt révoltantes et sérieusement bêtes dont j’ai été témoin, produites par ce fol attachement aux formes minutieuses des ouvrages introduits.        

            Mais j’abandonne cette matière à laquelle je ne me suis que trop longtemps arrêté, pour reprendre le fil de ma narration, interrompu par cette digression.

            Je travaillais donc au chantier de la ville, qui est extrêmement vaste, entouré de hangards pour travailler à couvert et pour y empiler une quantité immense de planches, madriers et autres bois de sciage. A l’entrée se trouve un bâtiment, où sont logés quelques-uns des employés et préposés et où se trouve le bureau.

            Au bout de quelques jours, je fus envoyé avec plusieurs de mes camarades dans un moulin sur l’Alster, où il y avait une grande réparation à faire. Nous y fûmes occupés pendant un couple de mois. Alors on m’envoya dans une grande auberge de la ville en face de la maison de ville et près de la bourse, où je travaillais jusqu’au printemps, c’est-à-dire jusqu’au mois de février, toutefois pas sans interruption, car pendant le plus grand froid je préférais rester chez moi pour m’exercer un peu au dessin.

            C’est à Hambourg que j’ai trouvé dans mon logement chez un compagnon charpentier nouvellement marié, un vieux livre contenant entre autres les éléments de la géométrie pratique. Je ne me rappelle plus s’il n’avait plus de titre ou si j’ai seulement omis d’en prendre note. Cette rencontre me fit le plus grand plaisir. Depuis l’âge de 14 à 15 ans, je maniais la règle et le compas ; j’avais même appris à m’en servir bien pour le tracé de différentes coupes assez difficiles, par exemple : des rampes d’escaliers à jours, des chevrons arrêtiers, jambes de force et autres pièces de charpente ; je savais trouver le diamètre d’une roue, la quantité de dents et leur distance étant données ; je savais trouver un arc en anse de panier, une ellipse, une volute, je levais assez bien un plan, etc. Sans avoir jamais eu la moindre idée de mathématiques, tout ce que je savais faire n’était que routine ; je n’imaginais même pas que tous ces procédés pouvaient faire l’objet d’une science, lorsque cette heureuse trouvaille m’ouvrit tout d’un coup les yeux sur mon ignorance. J’eus honte d’avoir agi jusque-là comme une machine et je me jetai avec avidité sur ce livre ; je le lisais et le relisais à le savoir par cœur, sans pouvoir me rassasier et comme si j’avais craint que de ma vie je n’en retrouverais un pareil ; j’eus la patience de le copier.

            Mon hôte, qui n’était pas plus mathématicien que moi, riait de mon assiduité et se moquait de mon attachement à ce vieux livre, dont il ne voulut toutefois pas se désemparer, malgré les offres que je lui fis, puisqu’il attachait autant de prix à un traité d’arithmétique précédant celui de géométrie, que j’attachais moi-même à ce dernier.

            Je conserve encore cette copie parmi mes papiers ; c’est un cahier de 69 pages in-4° en allemand, avec le titre : Anleitung zur Geometrie, zu eigenem Gebrauch zusammengetragen von J. V. H.

            Sous la préface se trouve la date, Hambourg, novembre 1784.

            Cette étude entreprise avec des moyens si bornés, me fut par la suite toujours chère. Si dans ce temps-là j’avais trouvé au lieu d’un livre aussi superficiel que celui-ci, un bon guide et un maître éclairé, je serais sans doute devenu par la suite grand mathématicien. Mais n’anticipons pas sur les faits. J’ai dit plus haut que j’ai travaillé jusqu’au mois de février dans la grande auberge de la ville. Les travaux étant finis dans cette maison, je rentrais au chantier, où je fus employé à divers travaux de réparation aux ponts levis et ailleurs. Ce genre de travail et le peu de gage qu’ont les ouvriers travaillant au chantier, me dégoûta et n’ayant plus envie de séjourner plus longtemps dans un pays où l’art du charpentier se réduit à peu de choses, poussé d’ailleurs par mon père à quitter un pays où je ne pouvais rien apprendre et où j’oubliais encore le peu que je savais de la langue française, je pris le parti de m’approcher de la France en me rendant à Stuttgard. Ce qui me décida à faire ce voyage, fut la rencontre d’un ami, Jean-Jacques Schneider, de Stuttgard, qui se proposait de rentrer chez lui et nous convînmes que je l’accompagnerais avec mon camarade Georges-Guillaume Dahling. Nous partîmes donc de Hambourg le 28 février 1785 en traversant l’Elbe en traîneau sur la glace, et comme nous ne quittâmes Hambourg après le dîner, nous ne fûmes ce jour-là que jusqu’à Harbourg, le 1er mars jusqu’à Tostedt, le 2 à Rothenbourg, le 3 à Donewren et le 4 à Brême, autre ville célèbre de la ligue hanséatique sur la Weser. Comme nous avions déjà mis cinq journées à venir jusqu’ici à cause de la quantité de neige que nous rencontrâmes et le temps extrêmement froid que nous eûmes à essuyer, nous ne voulûmes pas nous arrêter dans cette ville pour en voir les curiosités. Nous nous contentâmes donc d’aller sur le grand pont de la Weser pour voir l’immense roue hydraulique qui porte l’eau sur une tour élevée au bord de la rivière d’où elle est ensuite distribuée par des cors – dans tous les quartiers de la ville. De là nous retournâmes à notre auberge où quantité de compagnons, dont plusieurs d’ancienne connaissance, nous attendaient pour nous régaler d’une bonne razade de la fameuse bière de cette ville.

            Le lendemain 5 mars nous continuâmes notre route jusqu’à Vinzen en passant par Bergen, le 6 par Hoya à Nyburg ; le 7 par Neustadt à Kassendamm ; le 8 par Herrenhausen et Hanovre, où nous n’avions pas envie de coucher jusqu’à Pattensen ; le 9 par Elsen et Alfed à Armsen ; le 10 par Nordheim à Nörten, le 11 par Goettingen et Transfeld à Münden, le 12 à Cassel, où nous ne nous arrêtâmes que la nuit et donc par conséquent nous ne pûmes voir les objets remarquables, quelque désir que j’en eus. Le 13 à Tissen, le 14 à Insbach, le 15 par Marbourg à Lotterne, le 16 par Glessen, Budsbach, Nauenheim, où il y a une belle saline, à Friedberg ; ici nous eûmes bien de la peine à échapper aux poursuites des recruteurs impériaux, qui nous entouraient aussitôt que nous fûmes entrés à l’auberge, et qui voulaient absolument nous faire boire avec eux, ce que nous eûmes la prudence de ne pas accepter. Le 17, enfin, nous arrivâmes à Francfort-sur-Mein, où nous fûmes obligés d’attendre nos malles qui n’arrivèrent que le 21. Nous employâmes ces 4 jours à nous promener dans la ville et dans les environs. Nous fûmes à Sachsenhausen et Offenbach un jour, un autre jour nous fûmes à Boeckenheim et puis dans les promenades dans hors de la ville, qui offrent, ainsi que la ville même, des objets assez intéressants, dont cependant je m’abstiens de parler plus amplement puisque cette ville est assez connue.

            Le 22, nous repartîmes de Francfort et passâmes par Darmstadt, où nous examinâmes la structure de comte comble de la fameuse maison d’exercice, qui est réellement très intéressante par sa grande solidité, jusqu’à Beckenbach, le 23 par Beushein, Weinheim, etc. à Heidelberg. Ici la débâcle des glaces du Neckar avait causé peu de jours avant notre arrivée des dommages considérables dans la partie de la ville la plus basse et coupa le beau pont qui s’y conduisait, dont elle avait emmené la moitié ; nous traversâmes donc le Neckar dans une barque. Cette ville se présente très bien en arrivant de Darmstadt, puisqu’elle est bâtie en amphithéâtre sur la colline bordant le Necker, à gauche on voit le vieux château où se trouve le fameux tonneau si connu par sa grandeur prodigieuse, mais ayant déjà été arrêtés quatre jours à Francfort, nous poursuivîmes notre route le 24 sans grimper par la montagne pour le voir, et passant par la Neckargemünd nous arrivâmes le soir à Ferfelden, le 25 par Kirchhaussen, Hippelhof, Rambach, Hellbronn, Lauffen et Besigheim à Bietigheim et enfin le 26 par Louisbourg, où il y a un château du duc de Wirtenberg, bâti avec assez de goût à Stuttgard.

            Ici je trouvai de l’ouvrage chez M. Etzel qui avait alors un portail en charpente à faire pour le duc de Wirtenberg, destiné pour l’entrée de sa campagne à Hochheim, à la confection duquel je fus employé avec mon camarade G. G. Dahling et plusieurs autres compagnons. Lorsque l’assemblage était presque fini, il tomba une prodigieuse quantité de neige pendant les fêtes de Pâques, de manière qu’il fallut suspendre l’ouvrage. Pendant cet intervalle je tombai malade de manière que je ne pouvais assister au levage. Je fus cependant guéri bientôt et poussé par l’envie de voir notre ouvrage levé et en même temps l’ensemble de Hohheim dont on m’avait fait une description qui excita ma curiosité, je m’y rendis donc un jour de fête de très grand matin, quoiqu’on m’avait dit que le duc avait fait les défenses les plus expresses à qui que ce soit d’y mettre les pieds sans sa permission spéciale. Je m’imaginais qu’en ma qualité d’étranger et comme ouvrier qui avait travaillé à l’assemblage du portail, on ne pourra pas trouver mauvais de vouloir voir mon ouvrage. J’y passais sans obstacle et mes camarades y travaillant encore même ce jour-là, j’allais avec eux monter d’abord sur la charpente, d’où l’on découvrait une partie des vastes jardins entourant le château du duc. Après avoir examiné pendant quelque temps et la structure du portail et les objets qui s’offraient à ma vue, je descendis pour me promener dans les jardins et examiner de près les ruines et autres objets que je n’avais encore vus que de loin. Mais je n’avais encore fait que quelques pas lorsque je fus arrêté par un des satellites de ce petit despote qui me demanda très arrogamment ce que je venais faire ici ? Je lui répondis le plus poliment du monde que le désir de voir l’effet d’un morceau d’architecture auquel j’avais travaillé m’y avait amené et qu’après avoir satisfait ma curiosité de ce côté-là je désirais maintenant aussi voir le reste, de ce qu’il y avait d’intéressant dans ce vaste établissement.

            Vous ne savez donc pas les ordres de S.A. ? Je protestai qu’en qualité d’étranger arrivé depuis quelques semaines seulement à Stuttgard, il m’était impossible de connaître les volontés du prince et que sitôt que j’en serai instruit je m’empresserais de m’y soumettre. Sachez donc que S.A. a ordonné très gracieusement que celui qui aura la témérité de pénétrer dans cet asyle sans sa permission très spéciale doit être régalé pour la bienvenue de cinquante coups de bâton sur les fesses par le caporal du piquet et reconduit ensuite hors de l’enceinte. Vivement frappé de cet excès de politesse que je n’aurais pas cru trouver dans un pays aussi policé et dans une province du saint-empire et qu’on rencontrera peut-être à peine chez un Chan de Tartarie ou chez un sultan turc, j’aurais douté si c’était bien sérieusement que monsieur l’inspecteur tenait ce langage, si son maintien grave et l’aspect du caporal ayant une bonne baguette de noisetier accrochée à sa boutonnière ne m’en avaient pas donné la probabilité. Alors me souvenant d’un dodecas que feu M. Leypold m’avait appliqué sur mes posteriora, lorsque j’étais encore en troisième, il y avait à peu près 6 ans, je n’eus aucune envie d’en recevoir aujourd’hui quatre fois autant. Je protestais de nouveau de mon innocence et de ma soumission aux ordres très honnêtes et très gracieux de S.A.S. et parvins enfin à fléchir le sévère argus, qui me renvoya très poliment en me disant que pour cette fois il voulait bien me faire grâce de la peine encourue, à condition que je n’y reviendrais plus… ce que je promis bien sincèrement. Je m’en retournai donc à Stuttgard avec mon camarade avec la ferme résolution de ne plus m’exposer aux honnêtetés de monseigneur le duc reignant de Wirtemberg et de ses satrapes. Cette catastrophe me dégoûta du séjour à Stuttgard et ne trouvant point de camarade qui eut envie de faire avec moi un tour dans l’intérieur de la France, je me déterminai à partir tout seul. Je quittai donc Stuttgard le 31 mai et passant par Bodnen, la Solitude – autre château princier, mais que je n’eus aucune envie d’examiner de plus près – , Léonberg, Wurtemberg, où je voulus d’abord coucher puisqu’il était déjà un peu tard et qu’il fallait traverser une forêt nommée Hagelschies, qui n’était pas trop sûre, mais ayant rencontré un boucher de Pforzheim, qui voulut encore s’en aller chez lui et qui avait un bon mâtin à sa suite, je me déterminai à l’accompagner et nous arrivâmes bien tard à Pforzheim. Le lendemain 1er juin je fus jusqu’à Durlach, le 2 par Carlsruhe, où je ne m’arrêtais que pour voir le château du margraf de Baden et pour admirer le plan vraiment superbe de cette résidence jusqu’à Ekersheim.

            Le 3 par Schreck, où je traversai le Rhin dans un bac par Lemmersheim, Rhinzabern, Merxheim à Landau. Le 4 par Bebelroth, Wissembourg jusqu’à Lembach.

            Le 5 par Stürtzelbrunn, Bitsch à Rohrbach.

            Le 6 par Railingen, Lorenzen, Bouquenon à Luderfingen.

            Le 7 par Dieuze, Moyenvic, Montsel à Nancy.

            Ici je m’arrêtais, le séjour me plaisait assez, car Nancy est sans contredit une des belles villes de France, mais l’ouvrage me déplût infiniment. Aussi que je m’y arrêtais que pour attendre mes effets que j’avais envoyés de Stuttgard à Strasbourg et qu’on me fit parvenir aussitôt que j’avais envoyé mon adresse, avec un peu d’argent pour pouvoir aller plus loin. Mon père m’insinua dans une lettre qu’il m’écrivit en réponse à une des miennes où je me plaignais du mauvais état de l’art du charpentier dans ce pays, que je devais aller à Lunéville, où on lui avait dit qu’il faisait bon travailler, sans cependant me l’ordonner ; au contraire, il laissait à mon choix d’aller de suite à Paris, si je ne voulais ni rester à Nancy ni aller à Lunéville. La belle description qu’on m’avait faite de la capitale de la France détermina mon choix et je quittais Nancy encore tout seul le 3 juillet et allais ce jour-là jusqu’à Toul ; le 4 par Void, Saint-Aubin, Ligny à Steenville.

            Le 5 par Serville, Saint-Dizier, Pert à Faremont.

            Le 6 par Vitry-le-François, Chaussée à Châlons-sur-Marne.

            Le 7 en sortant de l’auberge, je trouvai un homme d’un certain âge auquel je demandai la route pour aller du côté de Paris. Il me disait qu’il y allait aussi et me proposa de faire route ensemble. J’acceptai avec beaucoup de plaisir cette offre et j’eus lieu de m’en louer. Cet homme ayant déjà souvent fait ce chemin me fut d’une grande utilité, non seulement en route où il connaissait à peu près les auberges où l’on était le mieux ou du moins, le moins mal, mais aussi à Paris, comme on le verra par la suite. Il était de Vitry-le-François, mais je ne me rappelle plus son nom. Nous cheminâmes donc ensemble ce jour-là deux lieues passées Epernay.

            Le 8 par Dormant, Château-Thierry jusqu’à deux lieues plus loin.

            Le 9 par Montreuil, Limon, Morhautron, Ouissic, Maux-en-Brie à Clé.

            Le 10 enfin à Paris. En rentrant dans cette ville immense que serais-je devenu si j’avais été sans guide, sans ami ? Il y avait bien dans ce moment plusieurs de mes compatriotes dans cette ville, mais comment les trouver ? C’est ici seulement que je sentis tout le prix et tout l’avantage de l’heureuse rencontre que j’avais faite à Châlons. Où est-ce que vous allez loger ? me demanda mon compagnon de voyage. « Dans la première auberge que nous rencontrerons, fut ma réponse, jusqu’à ce que j’aurai trouvé de l’ouvrage ; alors je me chercherai un logement. » « Point du tout, me dit-il, ici il ne faut pas aller dans les auberges, on y est trop mal et trop cher. Si vous voulez m’en croire, nous chercherons une petite chambre garnie et nous y logerons ensemble, mes occupations me retiendront ici peut-être un mois. Si au bout de ce temps, le logement ne vous convient plus ou que vous trouvez pendant cet intervalle une meilleure commodité, vous êtes toujours le maître de changer. » Je n’eus pas de peine à me rendre à son avis. Nous cherchâmes donc de suite dans le faubourg Saint-Martin par où nous entrâmes et tout près des boulevards nous trouvâmes chez M. Routhic, marchand limonadier, une petite chambre au quatrième, où il y avait un assez bon lit et des meubles autant qu’il nous en fallait. Du reste, la chambre était agréable, donnant sur la rue, une des plus vivantes de Paris. Nous fîmes donc marché avec le propriétaire et la louâmes pour un mois à un  prix très raisonnable et de suite nous nous en mîmes en possession. Aussitôt que nous fûmes établis dans notre logement, mon camarade me disait de venir avec lui chez un traiteur non pour y souper, mais seulement pour acheter un morceau de viande rôtie ; dans la rue nous achetâmes quelques têtes de salade avec quelques petites herbes ; nous portâmes tout cela chez nous. Notre hôtesse, qui était une bonne femme déjà âgée, nous prêta quelques assiettes et un saladier. Nous préparâmes notre salade et alors la portant à la première boutique d’épicier, on nous donna pour quelques sols (sous) le sel, le poivre, l’huile et le vinaigre nécessaire à l’assaisonnement. Tout étant ainsi arrangé, nous montâmes à notre chambre en nous pourvoyant de pain et d’une bouteille de vin et nous fîmes un repas aussi économique que copieux. « Voilà, me dit mon camarade, comment il faut vivre à Paris, si on n’a pas d’argent à jeter par les fenêtres. » Je trouvai cette manière de vivre fort de mon goût et la continuai pendant mon séjour dans cette capitale sur le même pied tous les soirs, car à midi on allait dans une gargotte, son morceau de pain en poche. Là on vous donne une écuelle dans laquelle vous coupez autant de pain que vous voulez ;

alors on vous verse du bouillon dessus et vous avez votre soupe, qui ordinairement est très bonne. Après cela vous mangez une portion de bouilli, de légumes, de rôti même si vous voulez, et tout cela pour une bagatelle. Il ne faut à la vérité pas être extrêmement délicat, car du côté de la propreté ces gargottes ne brillent pas ; il y a là ni nappe ni serviette, mais ce n’est cependant pas si dégoûtant qu’avec une bon appétit on ne puisse pas s’y habituer ; au moins puis-je dire que j’y ai mangé non seulement sans répugnance, mais même avec plaisir, il est vrai que j’avais chaque fois bien faim quand j’y entrais.

            Le lendemain de mon arrivée j’allais chercher de l’ouvrage et en trouvais de suite dans la rue de l’Enfer chez un maître dont je ne me rappelle plus le nom (il s’appelait Alboni). Le 12 juillet je commençais à travailler d’abord au chantier où l’on me mit à scier des tenons, ne pouvant pas m’employer à autre chose parce que je ne savais manier aucun des outils dont les charpentiers français se servent. On trouva même que je ne sciais pas bien et cela par la même raison. N’ayant jamais ni en Allemagne, ni même à Nancy scié qu’avec ce que les Français appellent passe-partout et me trouvant tout-à-coup transplanté à une grande scie montrée, il est assez naturel que je ne savais d’abord pas m’y prendre comme un ouvrier qui de sa vie n’en a manié d’autre. Enfin on se débarrassa de moi au chantier dès le même jour en m’envoyant au levage d’un bâtiment que le duc d’Orléans fit construire derrière le palais royal. Ici je n’avais besoin que de force ; aussi on m’y laissa tout le temps que je travaillais dans cette capitale, c’est-à-dire jusque vers la fin juillet. Alors l’ouvrage ne me plaisant pas et n’ayant pas envie d’en essayer davantage en France, je résolus de m’en retourner chez moi. Avant de quitter Paris, je voulus encore un peu voir la ville et les environs et ayant rencontré plusieurs de mes pays comme Ottmann, Boeswilwald, Krafft et autre, nous nous mîmes à courir, tantôt à Versailles, tantôt à Bicêtre, tantôt à Saint-Denis, où  l’on nous fit voir les tombeaux de nos rois et les joyaux de la couronne ; à l’hôtel des invalides, aux tuileries, aux Champs Elisées, etc. et enfin après avoir bien traversé en long et en large la ville et les environs, nous en partîmes, toute une colonne (nous étions 14 partant et fûmes accompagnés d’au moins autant de nos pays) le 8 août jusqu’à Pantin, où nous passâmes la nuit à boire du mauvais vin et très peu à dormir.

            Le 9 nos compatriotes qui nous avaient accompagnés jusqu’ici s’en retournèrent à Paris et nous continuâmes notre chemin par Villeparisie, Clé et jusqu’à Maux.

            Le 10 par Thibard-la-Ferté ect. à Château-Thierry.

            Le 11 Dormand etc. à Epernay.

            Le 12 par Châlons-en-Champagne jusqu’à une demi-lieue de Chaussé.

            Le 13 par Chaussé, Vitry-le-François, Faremont à Saint-Dizier.

            Le 14 par Bar-le-Duc, Ligny à Saint-Aubin.

            Le 15 par Void, Toul à Contreville.

            Le 16 par Nancy  à Lunéville.

            Le 17 par Malier à Rambervillé.

            Le 18 par Vacherie à Saint-Dié.

            Le 19 par Fraize Bonhomme à Bourgdroit (Schnierlach).

            Le 21 par Kayserberg, Keinsheim, Ehrsheim, Colmar à Schledstadt.

            Le 22 par Epfig, etc. à Strasbourg, où j’arrivais dans ma maison paternelle vers le soir.

            Me voilà donc de retour chez moi, après avoir parcouru un peu de pays, sans pouvoir dire que mes voyages aient beaucoup contribué, ni à former mon jugement ni à me perfectionner dans mon métier, et cela n’est pas étonnant, étant parti à l’âge de 16 ans et revenu à l’âge de 19, et ayant couru le monde sans guide expérimenté et proprement sans autre but que pour me soustraire aux traitements un peu trop rigoureux de mon père, et pour voir mon pays. Ces voyages dans le fond si inutiles n’ont pas laissé de coûter de l’argent à mon père. Quelques années plus tard il aurait été mieux employé, je serais parti de chez moi plus instruit et plus raisonnable, je me serais instruit davantage et mon jugement et mon caractère se seraient formées parmi les étrangers et je serais revenu chez moi plus sage et avec une certaine provision de connaissances et d’expériences dont j’aurais pu faire l’application par la suite d’une manière utile et avantageuse.

            Mais à quoi bon des regrets inutiles ? Ainsi n’en parlons plus !

 

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